Le pape, le travail et moi : sa grande gueule et mes petits bras #4
Tous les mois, retrouvez un sujet de société ou d’actualité, traité sous l’angle de la Doctrine sociale de l’Eglise, sous l’oeil bienveillant et plein de finesse de Martin de Lalaubie, journaliste au Ceras et réalisateur de Jeunes et engagés.
« Beaucoup de jeunes sont confrontés à l’indifférence d’une société qui prime les privilégiés, les corrompus. Mais le travail est un droit pour tous ! » le 14 décembre 2015, devant les membres du projet Policoro de la Conférence épiscopale italienne, qui soutient l’insertion professionnelle des jeunes.
« Tant de jeunes aujourd’hui sont sans travail ! », déplore le pape. Plus d’un jeune sur quatre entre 18 et 25 ans en France est au chômage, près de 40% en Italie. La Croix vient de dévoiler un sondage sur la confiance des jeunes en leur avenir. En ce qui concerne le travail : « 83 % ont intégré qu’il est plus difficile qu’il y a vingt ans de trouver un emploi. » Alors oui, le travail est bien « un droit pour tous » mais encore à gagner !
On ne peut douter que la jeunesse le sait, quand on la voit battre le pavé contre le projet « El Khomri », la fameuse Loi Travail. Mais avant de plonger dans cette actualité, voyons la place du travail dans la pensée sociale de l’Église.
« Les rapports entre patrons et ouvriers se sont modifiés. »
A la fin du XIXème siècle, en pleine révolution industrielle, des milliers d’ouvriers pèlerinent (manifestent ?) en direction de Rome. Leur requête ? Demander au pape Léon XIII de s’exprimer sur la condition ouvrière. Et c’est ce qu’il fit en publiant, le 15 mai 1891, la première encyclique sociale Rerum novarum qui commence par ces mots : « Les rapports entre patrons et ouvriers se sont modifiés. La richesse a afflué entre les mains d’un petit nombre et la multitude a été laissée dans l’indigence. »
Le travail est central dans cette première encyclique sociale et il le restera au fil du développement de la pensée de l’Église. Elle n’hésite pas à défendre une vision positive du travail. Le travail est ancré dans notre condition humaine. Dieu nous a confié sa création, son travail, pour que nous le poursuivions et le fassions fructifier. « En accomplissant ce mandat, l’homme, tout être humain, reflète l’action même du Créateur de l’univers », écrit Jean-Paul II en 1981 dans Laborem exercens, l’encyclique de référence sur le travail. Travailler est donc une manière de nous associer à Dieu.
Mais si l’Église défend ici une véritable beauté du travail, elle n’en est pas moins vigilante sur ses conditions. Jamais elle ne prétendra que le travail épuise le sens de l’existence. Il suffit de voir à quel point elle reste attachée au repos dominical, et pas seulement pour nous permettre d’aller à la messe ! C’est notre dignité même qui s’exprime dans le travail. Le travail est fait pour l’homme, et non l’inverse.
Pour ou contre ? Bien au contraire !
Et avec tout ça, qu’est-ce qu’on fait de notre fameuse Loi Travail ? La doctrine sociale de l’Église peut-elle nous dire si c’est une bonne ou une mauvaise loi ? Franchement non, ça serait trop simple ! Comme l’explique le père Luc Dubrulle sur le site du Ceras : « Il faut se garder de comprendre la doctrine sociale comme une idéologie. […] De ce fait, la vérité de la doctrine sociale de l’Église est à chercher dans les actions qu’elle entraîne. » Allons donc voir du côté des actions, de ceux qui s’engagent pour ou contre ce projet de loi, au nom de leur foi catholique.
En réalité, il y a un peu de tout ! Certains sont pour depuis le début, d’autres évoluent ou restent contre. Geoffroy Roux de Bézieux, vice-président du Medef et « patron catholique » assumé, assure dans l’hebdomadaire Pèlerin que le projet de loi « apporte de la sécurité aux employeurs avec une définition plus précise du licenciement économique », ce qui sera bénéfique « aux chômeurs qui trouveront plus vite un emploi si le marché du travail se fluidifie. »
Du côté des syndicats, la CFTC (la Confédération française des travailleurs chrétiens) juge qu’après les premières modifications « le nouveau projet de loi proposé par le gouvernement compte des avancées significatives pour tous les citoyens. » Ils restent toutefois vigilants sur plusieurs points à propos desquels ils comptent peser, comme par exemple la facilitation du licenciement économique.
Quant à la Jeunesse ouvrière chrétienne (la Joc), elle est clairement opposée au projet de loi. « Le CDI doit être la norme du travail, que les licenciements n’ont pas à être facilités et cela d’autant plus que les jeunes sont parmi les plus vulnérables sur le marché de l’emploi. Une telle réforme accentuera le fait qu’ils sont hélas une variable d’ajustement. », explique sa présidente Rina Rajaonary interviewée par le quotidien La Croix.
On vaut mieux que ça. Mais on vaut quoi ?
Finalement, ce n’est ni avec la pensée sociale de l’Eglise, ni en écoutant les cathos (pour ou contre), qu’on obtiendra un avis tranché. Il reste une variable propre à chacun, son expérience. Quel rapport chacun de nous entretient-il avec le travail ? Et ce rapport personnel, on peut facilement le percevoir à travers la mobilisation des jeunes, qui avant de gagner la rue, a commencé avec le hashtag #onvautmieuxqueça.
On vaut mieux que ça : c’est donc d’une question de valeur qu’il s’agit. La valeur du travail, la valeur de l’homme au travail, « cette dimension fondamentale de l’existence humaine, par laquelle la vie de l’homme est construite chaque jour, où elle puise sa propre dignité spécifique. » nous dit Jean-Paul II. On vaut mieux que ça, mais on vaut quoi ? A cette question résonne en moi la maxime du père Joseph Cardijn, prêtre belge fondateur de la Joc : « Un jeune travailleur vaut plus que tout l’or du monde, car il est fils de Dieu. »
Le chômage, un défi collectif
Mais alors, que peut-on faire pour acquérir ce « droit sacré » qu’est le travail ? Il y a deux ans et demi, la philosophe et sociologue Dominique Méda écrivait dans la Revue Projet : «Nombre d’économistes et d’institutions réclament, plus que jamais, un allègement de la protection de l’emploi, c’est-à-dire un assouplissement des règles qui encadrent l’embauche et le licenciement des salariés. […] Au cœur de cette rhétorique se trouve une croyance : le chômage serait non pas un défi collectif mais un défaut individuel, de l’ordre de la paresse. »
Le chômage, un défi collectif ? C’est aussi l’avis du pape François : « C’est pourquoi, dans la réalité sociale mondiale actuelle, au-delà des intérêts limités des entreprises et d’une rationalité économique discutable, il est nécessaire que “l’on continue à se donner comme objectif prioritaire l’accès au travail… pour tous.” »
Territoire zéro chômeur
Un « objectif prioritaire » qu’a bien saisi l’association ATD-Quart Monde qui développe le projet « Territoire zéro chômeur de longue durée. » Les instigateurs de cette initiative partent d’un constat très simple : maintenir avec des aides sociales une personne dans la précarité et l’exclusion a un coût dont l’argent pourrait servir à autre chose. « Le coût pour la collectivité nationale du chômage d’exclusion à un peu plus de 15.000€ par personne et par an. Il serait possible et suffisant de rediriger ce coût pour financer les emplois manquants en assurant de bonnes conditions de travail. » Une inspiration que partage le pape : « Aider les pauvres avec de l’argent doit toujours être une solution provisoire pour affronter des urgences. Le grand objectif devrait toujours être de leur permettre d’avoir une vie digne par le travail. » Patrick Valentin, le responsable du projet, en parle très bien.
Plutôt que de réinventer le Code du travail pour un hypothétique retour de l’emploi, cette initiative crée de l’emploi en réinventant notre rapport au travail. Ce projet qui met en oeuvre localement selon les besoins d’un territoire et des personnes les plus pauvres était au coeur d’une journée de réflexion à l’Assemblée nationale le mercredi 30 mars. Madame El Khomri y a participé, annonçant même à la fin de la rencontre que « près de deux cents territoires l’ont déjà contactée pour être dans l’expérimentation. » Comme quoi, écouter la « clameur des pauvres » plutôt que celle des patrons peut s’avérer gagnant !
Martin de Lalaubie
Journaliste au Ceras
Réalisateur de Jeunes et engagés
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